On dit parfois, avec irritation ou avec un brin de satisfaction, que la philosophie ne fait aucun progrès. C'est certainement vrai, mais je pense que le fait que la philosophie doit toujours, en un sens, s'efforcer de reprendre les choses à la base n'est pas un accident regrettable, mais un trait qui appartient à la structure de la discipline. Or l'entreprise n'est pas des plus faciles. Il y a en philosophie un double mouvement : l'un qui progresse vers la construction de théories élaborées, et un autre qui revient sans cesse à la considération de faits simples et évidents. Par exemple, McTaggart déclare que le temps n'existe pas, et Moore lui répond qu'il vient de prendre son petit-déjeuner. Philosopher requiert l'un et l'autre mouvement.
Iris Murdoch, La souveraineté du Bien, L'idée de perfection, p. 15
| Le philosophe se retourne […] Il est bien évident que chacun a dû se retourner d'une façon qui lui a été propre. Mais il me paraît clair, aussi, que tous ces retours partent de l'objet pour s'élever à la condition a priori de l'objet, cette condition étant pour Platon les Idées, pour Descartes le « Je pense » et Dieu, et pour Kant les catégories.
Après avoir eu une histoire, après avoir opéré un certain retour, le philosophe élève son histoire à l'essence. Je suis même d'avis que toute vraie philosophie est une histoire élevée à l'essence : c'est pour cela qu'elle est à la fois personnelle et universelle. […] Philosopher, c'est élever à l'essence sa propre histoire, étant bien entendu que « sa propre histoire » signifie ici l'histoire de son esprit.
Certes, la méthode de ces philosophes diffère, mais le mouvement par lequel ils vont vers leur but est semblable, car, précisément, et c'est surtout cela que j'ai voulu établir, les philosophes ne vont vers aucun monde. L'autre vers lequel ils vont n'est pas un monde. Et je crois que toutes les erreurs que nous avons passées en revue se résument à celle-ci : on attend toujours qu’après nous avoir délivrés d’un monde, les philosophes nous en donnent un autre. En cela, nous sommes encore victimes du prestige de l’objet et de l’erreur du système. Les philosophes, en montrant que le monde ne contient pas ses propres conditions, vont vers un être qui n’est pas un monde.
[…] Pour conclure, je dirai que, ce qui nous empêche de comprendre les philosophes, c'est l'ignorance où nous sommes souvent de ce qu'est la philosophie. Mais j'ajouterai que, pour comprendre la philosophie, il faut comprendre les philosophes. La philosophie n'est pas la science, elle n'est pas un système, où un ensemble de systèmes, elle est une démarche, et une démarche n’a de sens que parce qu’une personne effectue cette démarche. […] La démarche philosophique, c’est celle de l’esprit lui-même, et c’est pourquoi elle est toujours à refaire : car l’esprit a toujours à se sauver.
[…] On ne peut comprendre un philosophe sans devenir soi-même un philosophe, sans se faire, à travers l’histoire et malgré l’histoire, le semblable des philosophes, sans retrouver cette éternité qui est celle de la Philosophie.
Ferdinand Alquié, Qu'est-ce que comprendre un philosophe ? |