Enquête sur le concept et l'histoire philosophiques de l'infini
Comment puis-je concevoir l'infini ? Ai-je un seul concept… ou deux concepts de l'infini ? L'infini est-il un concept négatif, signifiant la potentialité, l'imperfection, l'inachèvement et l'incomplétude, ou bien est-il, au contraire, un concept positif, signifiant l'actualité, la totalité et la perfection absolues ?
Distinction médiévale des deux sens de l'infini : infini physique ou mathématique et infini métaphysique ou théologique | |
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Infini privatif Ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose (Aristote, Physique III, 6) | Infini "négatif" Ce en dehors de quoi il n'y a rien Ce qui n'est limité ou contracté par rien, à quoi rien ne peut être ajouté (Thomas d'Aquin, Somme théologique, Iᵃ, q. 7) |
L'infini est-il, selon les mots d'Aristote, « ce hors de quoi il y a toujours quelque chose », autrement dit ce à quoi quelque chose peut toujours être ajouté, ou bien est-il, au contraire, ce à quoi rien ne peut être ajouté ? Logiquement, l'infini n'est-il qu'une négation (finie ?), seconde, du fini, premier, ou bien est-ce, paradoxalement, l'infini qui est premier et positif, et le fini, c'est-à-dire le non-infini, sa négation ? L'infini est-il moins ou plus que le fini ? La primauté et la priorité revient-elle au fini ou à l'infini ?
Comment l'infini, traditionnellement conçu au premier sens, en vient-il au cours de la philosophie médiévale à désigner par excellence l'être infini, Dieu ? Que signifie le passage d'un concept de l'infini à l'autre, d'un sens de l'infini à l'autre ? Le concept d'infini relève-t-il uniquement de la quantité (par composition ou par division) ou bien ne se limite-t-il pas à cette catégorie ? Comment concevoir la division, la relation et l'opposition du fini et de l'infini ?
Le dualisme, qui pose comme insurmontable l'opposition du fini et de l'infini, néglige cette simple considération que, de cette manière, l'infini se réduit d'emblée à n'être qu'un élément de deux éléments, que, par conséquent, on fait de lui un élément particulier, en face duquel le fini est l'autre élément particulier. Un infini de cette sorte, qui n'est qu'un élément particulier, qui est situé à côté du fini, qui a donc justement auprès de ce dernier sa restriction, sa limite, n'est pas ce qu'il est censé être, il n'est pas l'infini, il n'est que fini. — Dans un tel rapport, où le fini est situé ici, l'infini là-bas, le premier en deçà, le second au-delà, on accorde au fini comme à l'infini la même dignité de subsistance et d'autonomie; on érige l'être du fini en être absolu; dans un pareil dualisme, il se tient ferme pour lui-même. Touché pour ainsi dire par l'infini, il serait anéanti; mais on n'admet pas qu'il puisse être touché par l'infini; on veut qu'il y ait entre eux un abîme, une faille infranchissable, que l'infini soit purement et simplement fixé là-bas, et le fini ici. Alors que l'affirmation selon laquelle le fini est fermement fixé face à l'infini s'imagine qu'elle se situe en dehors et au-dessus de toute métaphysique, elle reste entièrement sur le terrain de la plus vulgaire métaphysique, celle de l'entendement. […]
G.W.F. Hegel, Science de la Logique, I, § 95
Ou bien encore, comment et pourquoi passe-t-on « du Monde clos à l'Univers infini » ? Quel est le sens de cette histoire, l'histoire philosophique de l'infini ?…
Il s'agit d'un processus [la destruction du Cosmos et du Monde, la géométrisation et l'infinitisation de l'espace et de l'Univers] plus profond et plus grave en vertu duquel l'homme a perdu sa place dans le monde ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l'objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu'aux structures mêmes de sa pensée.
Ainsi à la vieille et célèbre quaestio disputata : pourquoi Dieu n'a-t-il pas créé un monde infini ? – question à laquelle les scolastiques du Moyen Âge donnèrent une très bonne réponse, notamment en niant la possibilité même d'une créature infinie – Giordano Bruno répond simplement, et il est le premier à le faire : Dieu le fit. Et même : Dieu ne pouvait faire autrement.
Alexandre Koyré, Du Monde clos à l'Univers infini,
Avant-propos ; et ch. 2 : L'astronomie nouvelle et la nouvelle métaphysique, p. 64
Enfin, qu'en est-il de l'infini dans l'ordre de la pensée ?
Ces choses étant bien entendues, je reviens à l'explication du véritable ordre, qui consiste, comme je disais, à tout définir et à tout prouver.
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières.
Blaise Pascal, De l'esprit géométrique
Quelle est la méthode de démonstration des vérités ? Quelle serait la méthode parfaite ?
Mais… est-elle impossible ?, s'inquiète d'abord Pascal. Or voici que Pascal répond : Oui.
Pourquoi ? Car, dit-il, dans l'ordre de la pensée, des propositions, et des idées, auxquelles les propositions se réduisent, vous ne pourrez pas trouver quelque chose qui soit absolument simple, c'est-à-dire logiquement indivisible.
Comme dans l'univers, dans l'ordre de l'espace, les idées et les propositions vont, dans l'ordre logique de la pensée, à l'infini, dit Pascal, sans jamais pouvoir trouver un terme à l'infini, ni à l'infiniment petit, ni à l'infiniment grand.
Or en niant cela, Pascal s'oppose à ce que toute une tradition de philosophes affirme :
Et qu'il y a un terme absolu, en-deçà duquel la pensée ne peut plus descendre, et que la pensée peut penser, fût-ce autrement que par une définition : l'être, ou l'infini. Qu'il y a une fin à l'analyse logique des propositions et des concepts, dans la direction des plus simples et du plus simple de tous ;
Descartes : La pensée s'analyse en l'idée ; l'idée s'analyse doublement en opération de l'entendement et en être de la chose pensée ; la chose pensée, et la chose pensante elle-même, s'analyse en infinie ou finie. En dernière analyse logique, toute idée et toute chose se réduit donc à la première et la plus positive de toutes les idées, l'idée de l'infini.
Et qu'il y a un terme absolu, au-delà duquel la pensée ne peut plus s'élever, et que la pensée peut penser, fût-ce autrement que par une définition : quelque chose dont rien de plus grand ne peut être pensé, dit Anselme, à la suite d'Augustin ; l'idée de l'infini, dit Descartes, qui est en même temps, la première de toutes les idées, la plus claire et distincte de toutes les idées, à laquelle toute idée, toute autre idée de choses finies, en dernière analyse logique, se réduit.
Et que, comme dans l'ordre logique de la pensée, dans l'ordre physique, le Monde est clos.
Dans le cadre du lancement du projet science'art et du projet Expoésie proposé par Astu'Sciences, invitant des élèves du premier et du second degrés à une approche scientifique de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, une présentation de cette proposition originale d'ateliers philosophie pour enfants sur la question de l'infini et le concept d'infini a lieu le 8 novembre 2017, dans les locaux de CANOPÉ 63, à Clermont-Ferrand.
En partenariat avec Astu'Sciences, des ateliers philosophie pour enfants sur la question de l'infini ont lieu les 15, 22 et 29 janvier 2018 avec les élèves de deux classes de CP et de CM1 d'Agnès Bouygues-Marty et de Véronique Le Gall, à l'école élémentaire Fénelon de Clermont-Ferrand.
Lectures philosophiques
Jorge Luis Borges, La Course perpétuelle d'Achille et de la tortue et Avatars de la tortue, Œuvres complètes I. Aristote, Physique III, 4-8 et VIII, 10, Métaphysique, Κ, 10 et Λ, 7 Gwenaëlle Aubry, Dieu sans la puissance : Dunamis et Energeia chez Aristote et Plotin Id., Genèse du Dieu souverain Antoine Côté, L'infinité divine dans la théologie médiévale (1220–1255) Cyrille Michon (éd.), Thomas d'Aquin et la controverse sur L'Éternité du monde Jean Duns Scot, Questions sur la métaphysique, livre II, Question 4 : Est-il nécessaire de poser un arrêt dans tout genre de causes ?, Question 5 : Peut-on avancer à l'infini dans les effets de sorte qu'il y ait un infini actuel ?, Question 6 : L'infini peut-il être connu par nous ? Id., Ordinatio, livre I, Distinction 3, Question 2, Article 4 : Le concept d'étant infini Textes choisis par J. Biard et J. Celeyrette, De la théologie aux mathématiques : L'infini au quatorzième siècle | Laurence Devillairs, Descartes et la connaissance de Dieu, ch. 2 : La connaissance de l'infini Dan Arbib, Descartes, la métaphysique et l'infini Allen S. Weiss, Miroirs de l'infini : Le jardin à la française et la métaphysique au dix-septième siècle Gottfried W. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, livre 2, chapitre 17 : De l'infinité Frank Burbage et Nathalie Chouchan, Leibniz et l'infini Alexandre Koyré, Du Monde clos à l'Univers infini Pierrot Seban, Le temps et l'infini : sur les paradoxes de Zénon |